« Si on ne peut pas guérir de sa souffrance, on peut en faire quelque chose, à condition de pouvoir en faire un récit . » Boris Cyrulnik
Il m’a fallu du temps afin de me mettre à écrire cet article, ce qui pourtant me tenait particulièrement à cœur.
Je suis profondément animée par le besoin de parler, de lever le voile sur cette période sombre de ma vie, mais surtout pour que mon passé puisse être une source de soulagement, voire de courage pour toutes mes sœurs qui souffrent en silence, parfois même sans savoir pourquoi.
Souffrir sans comprendre.
Je suis née dans une famille en apparence unie et saine. Parents mariés, un petit frère, les repas du dimanche midi chez nos grands-parents, des départs en vacances chaque hiver et chaque été. J’ai même pensé être chanceuse durant l’adolescence d’avoir des parents si “cools”, lorsqu’ils me laissaient des libertés que mes amies n’avaient pas.
Mais malgré cela je souffrais, je souffrais énormément.
Cela se traduisait entre autres par de la boulimie ou de la trichotillomanie (fait de s’arracher les cheveux) quand j’étais petite, ou par des comportements borderline à l’adolescence et des douleurs chroniques.
Cela ne m’a pas empêchée d’avancer, d’étudier et d’entrer dans l’âge adulte et devenir enseignante.
Seulement, j’ai assimilé cette souffrance comme faisant partie de moi. Je ne lui ai pas accordé d’importance.
Lorsque je suis tombée enceinte de mon premier enfant, à l’âge de 23 ans, c’est tout naturellement que je me suis tournée vers le maternage. J’étais sûre de ce que je souhaitais pour ce premier enfant: accouchement naturel, idéalement dans l’eau, couches lavables, portage, cododo, allaitement. Je vous parle de ça il y a plus de 13 ans, à l’époque le maternage n’était pas encore complètement entré dans les mœurs. Je me suis donc confrontée au regard désapprobateur et aux critiques non seulement de mes parents mais également du père de mon aîné.
Pour ce premier accouchement comme pour les deux suivants, rien ne se sera passé comme je l’avais envisagé. QadarAllah.
J’ai donné naissance à mon fils aîné trois jours après le terme dans une immense souffrance car mon col refusait de s’ouvrir. C’est ce qui se passera pour mes deux autres accouchements : mon corps refuse catégoriquement qu’il se passe quoi que ce soit dans cette zone. Mon col peine donc à s’ouvrir malgré les méthodes dites de déclenchement, puis finit par lâcher en quelques minutes dans une atroce souffrance.
Après ce premier accouchement, j’ai vécu un post-partum extrêmement difficile.
J’ai plongé dans une profonde dépression que le médecin a souhaité “traiter” avec des anxiolytiques et somnifères. A ce moment là, j’étais persuadée que cela était dû au fait qu’il s’agisse de mon premier enfant et que je ne parvenais pas à mettre en place ce que je désirais au plus profond de moi pour mon enfant: le père de mon fils refusait catégoriquement le maternage, y compris le cododo. J’ai passé des nuits entières à pleurer à la porte de la chambre de mon fils car il fallait “le laisser pleurer”.
Je suis parvenue à stopper toutes médicamentations et à imposer ce que je pensais être le mieux pour mon fils, quand il eût 3 ans.
Quelques mois après mon accouchement, j’ai commencé à éprouver des sensations très étranges, notamment lorsque je donnais le bain à mon fils. Cette sensation très désagréable devenant de plus en plus présente, j’ai décidé d’en parler à une amie proche à l’époque. Je lui ai dit que j’avais l’impression que des bribes de souvenirs revenaient concernant mon enfance lorsque je donnais le bain à mon fils.
Sa réponse ne se fit pas attendre : “Surtout ne t’aventure pas là-dedans, laisse le passé là où il est et n’y pense plus.”
J’ai donc fait ce qu’elle m’a dit : j’ai enfoui et je me suis dit que j’étais folle de penser de telles choses.
C’est bien plus tard que je comprendrai que la manière dont va réagir la première personne à qui nous parlons, le crédit qu’elle va donner à nos dires, façonnera notre vision du trauma.
Sept ans plus tard, après m’être séparée du père de mon fils aîné et surtout après avoir rencontré Allah, je me suis mariée. Al hamdoulillah.
J’ai donné naissance à notre première fille en août 2018, soit 8 ans après mon fils. Huit années de souffrance, mais surtout de déchéance jusqu’à ce qu’Allah me guide et me permette de me rapprocher de Lui. Al hamdoulillah.
Cette fois les choses étaient très claires pour moi : je mettrai en place le maternage que je n’avais pas pu offrir à mon fils.
L’accouchement fût encore plus long et douloureux que pour mon premier.
Nous avons échappé de peu à la césarienne (je n’y échapperai pas pour ma troisième) car le cœur de ma fille était en souffrance. “Nous allons tenter la voie basse avant la césarienne, mais vous ne pouvez pousser qu’une seule fois, votre fille doit absolument sortir maintenant”. Cela s’est soldé par un accouchement très invasif et violent pour ma fille comme pour moi, à l’aide notamment de ventouse et appui sur mon ventre, ce qui m’a provoqué une lourde hémorragie par la suite.
Malgré tout, le retour à la maison fût merveilleux. J’étais tellement heureuse de pouvoir l’allaiter, la porter, dormir près d’elle.
Cependant, très vite j’ai senti que quelque chose n’allait pas en moi. J’avais un besoin de surprotéger ma fille. Je ne supportais pas que quelqu’un l’approche, je vivais dans ma bulle avec elle. Et au-delà de ça, je ne parvenais plus à avoir de l’intimité avec mon mari sans avoir peur.
Cette fois, j’étais sûre de moi.
Mon premier accouchement avait réveillé des bribes de souvenirs, que j’ai niés suite au propos qui m’ont été dits. Ce deuxième accouchement a levé le voile sur la vérité.
Je dirais plutôt qu’Allah a attendu que je sois proche de Lui et donc en capacité d’affronter l’indicible.
Mon premier reflexe a été de chercher des informations sur l’impact de l’inceste sur la vie des victimes. J’ai donc trouvé plusieurs articles sur le site Face à l’inceste.
A la lecture de ces articles, des émotions très contradictoires m’ont envahies.
A la fois une immense douleur, mais surtout un extrême sentiment de soulagement: c’était comme si les pièces du puzzle de ma vie venaient de s’assembler. Je comprenais enfin pourquoi j’étais si instable, pourquoi je dormais si peu, pourquoi j’avais des problèmes d’alimentation, pourquoi je ressentais au fond de moi une immense colère et pourquoi j’avais donc ce besoin viscéral de protéger ma fille et de m’éloigner de mon mari.
Peu avant que cela se produise, Allah avait mis sur mon chemin une sœur, psychothérapeute spécialisée dans les abus sexuels. Je l’avais rencontrée lors d’une conférence que nous avions organisée avec l’association dont je faisais partie. Je me souviens lui avoir envoyé un message en lui faisant part de ce que je venais de découvrir.
Sa réponse, que j’éprouve encore le besoin de me répéter régulièrement fut celle-ci: “Sache que le cerveau est incapable d’inventer de telles choses. Tu n’es pas folle.”
La mémoire traumatique est quelque chose à la fois de très complexe mais c’est surtout une bénédiction de Dieu. Elle a pour rôle de protéger l’être humain d’évènements traumatisants qu’il n’est pas en mesure d’accepter, de supporter tant ils sont violents.
L’accouchement chez la femme peut enclencher le réveil de la mémoire traumatique, faire ressurgir les souvenirs enfouis depuis parfois de nombreuses années.
A mes sœurs qui souffrent en silence : ne restez pas seules.
Plus que jamais vous avez besoin d’être entourées par la Oumma et d’être aimées.